À vous la parole

EXTRAITS DE SOUVENIRS DE L’ÉCOLE INDIGÈNE : UNE JOURNÉE DE CLASSE (1ÈRE PARTIE)

« Asseyez-vous et silence », nous enjoignit monsieur Gabriel alias Apollo, notre maître de cette année du cours moyen, du haut de l’estrade à côté de son bureau parfaitement rangé par l’un des élèves de service. Notre classe manquait de décorations, notre école n’étant qu’un grand hangar élevé sur des poutres en bois charpentées et couvertes de paille. Un muret, en terre battue, composé de brindilles et de paille, d’un mètre environ fut érigé pour nous permettre de nous concentrer et de ne pas nous laisser distraire par les animations de la cour de récréation. Et pourtant, nous entendions distinctement les bruits des passants, les pleurs des bébés dans le dos de leur maman, le bêlement des cabris et brebis, les cocoricos des coqs, le grognement des « cochons » et des porcelets à la recherche de la maman truie, le croassement des corbeaux et le piaillement d’oiseaux.

Ce muret, dis-je, était le nid de termites. Il n’empêcha pas la brise qui, quelquefois, souffla, nous caressa l’odorat et infiltra dans nos petites narines, les odeurs enchevêtrées alléchantes des feuilles de manioc ou autres légumes ; du poisson épicé assaisonné à l’ail et grillé ; du poisson fumé garni aux épinards, de la viande boucanée accommodée à de la pâte de sésame parfumée et des oignons, comme un philtre magique venant de la cuisine environnante. Chacun se laissait, alors, aller par procuration psychologique à la table des convives, si et seulement s’il n’était pas surpris à l’appel de son nom par le maître. C’était vraiment une école villageoise et indigène de brousse dans un hameau perdu du pays. Cela importait peu.

Monsieur Apollo fut le surnom que nous avions attribué à ce jeune instituteur ressortissant de l’école des maîtres de Bambari, pour sa moto de marque Guzzy modèle Royal Nord, au guidon large et amovible tel un Harley Davidson, en référence à l’Apollo 11 arrimé en juillet 1969, sur la lune. Svelte et toujours distinctement habillé, monsieur Apollo portait, ce jour de lundi, une chemise de couleur rouge et d’un pantalon noir « rétro » enrichi de 3 pinces de chaque côté de la braguette, ou l’ouverture verticale sur le devant du pantalon. Une chaînette serpenta les sillons des pinces se retourna en demi-lune pour s’accrocher à la poche droite. Ce fut la mode de ces années-là. Les années 70.

De ce style vestimentaire, un jeune fonctionnaire se distinguait d’un artisan, d’un cultivateur ou d’un commerçant de la ville. Nous connûmes toutes les couleurs des vêtements de monsieur Apollo, un maître exquis et ravissant mais toujours rigoureux et inflexible en classe.

Chaque couleur et expression vestimentaire de monsieur Apollo eut pour nous une signification. Le couple pantalon noir et chemise verte fut le signe avant coureur de la détente, des blagues, d’histoires drôles en classe. Le complet noir appelé « tenue directeur » présagea les pleurs, la descente des étrivières ou des fouets qui excita nos nerfs à fleur de peau. Toute erreur, indélicatesse ou mauvaise posture furent des raisons de voir s’abattre sur l’élève incriminé une pluie torrentielle de coups de ses chicottes. Alors chaque condisciple, acteur d’imagination débordante, trouva un prétexte fallacieux de santé, s’inscrivit sur la liste des élèves malades dans le cahier de dispensaire et disparut avec les autres au dispensaire de la ville pendant la récréation. Celui-là, petit malin, fut sauvé.

La classe, ce jour-là, n’entendit que des bourdonnements des insectes, des mouches qui volèrent par là, ou des crissements des pinces des termites qui s’activèrent sur les bois, les cordes retenant les pailles sur la charpente du toit de l’école. Monsieur Apollo ne porta cette tenue que les  jours des corrections des devoirs et surtout des dictées de contrôle et questions telles « Batouala mourant, Pasteur lutte contre la rage, Dangers de chasse,  Après la tornade », ou de la résolution des problèmes sur « les mesures des capacités, des longueurs, des surfaces, des angles et triangles, les parallélépipèdes ou parallélogrammes… et bien entendu les calculs mentaux », tirés du livre de calcul du cours moyen des écoles d’Afrique Noire, baptisé « AURIOL », du nom de l’un de ses auteurs.

Je me rappelle encore une de ces dictées ou orthographes, pleines des formes conjugales du « passé simple » saupoudrées de l’imparfait et des accords grammaticaux de toutes sortes ainsi que des propositions indépendantes, principales ou subordonnées. Aucun élève ne s’aventurait à lancer des blagues, à chuchoter ou à rire en classe. Le visage du maître fut sombre, fermé et presque courroucé, prêt à bondir sur sa proie. Les « fouets à lanières nouées », tissées, torsadées, élastiques issues de branchages du tamarinier, grand arbre cinquantenaire aux branches flexibles, ployables mais incassables comme un roseau, dans la brousse environnante furent à la portée dans sa main ou accrochées au chevalet du tableau noir.

Enfin, il n’arbora la tenue de couleur blanche que le jour des activités récréatives de la classe, les samedis. Il ne put donc se salir.

Paré de pantalon noir et d’une chemise rouge, comme aujourd’hui, augurèrent une sévérité « acceptable », une expression de chapitres de disciplines scolaires nécessitant beaucoup d’explications comme en arithmétique ou système métrique : les fractions décimales, les nombres complexes, les mesures agraires, les polygones et les cylindres... Ça allait chauffer.

Monsieur Apollo s’assit à son tour devant son bureau, sortit et ouvrit le registre d’appel ou de présence, appela chacun par son nom, puis racla le fond de sa gorge enroué et ferma le registre. Les absents, à leur retour en classe, durent s’attendre au sifflement du « serpent noir » écorchant leurs membres dénudés, si la raison de leur absence ne fut pas valable aux yeux de monsieur Apollo. C’était lui qui décida. Les élèves de l’école indigène de brousse s’absentaient spontanément et régulièrement pour aller à la chasse pendant les feux de brousse, à la pêche traditionnelle, ou pour participer aux repas communautaires à l’occasion des invitations champêtres ou des récoltes.

Nous nous assîmes tous, joyeux, de reprendre les cours, ce lundi matin, nos cartables posés à même le sol collés à nos pieds, nos tables-bancs n’ayant pas de casiers. « Prenez vos cahiers de devoirs », somma-t-il. Chacun se mit au travail au rythme d’un soldat. Il n’y a pas lieu de poser des questions. Le cours commença. Nous sortîmes nos cahiers, les uns, de leur cartable, les autres, de leur sachet en plastique, nous posâmes notre petite bouteille d’encre sur la table ou l’encrier dans l’ouverture circulaire prévue à cet effet, au milieu du sillon le long de la table à intervalles réguliers. Chacun y rangea sa règle en bois ou en aluminium, sa mine, son compas, son rapporteur et surtout son stylo à plume « sergent Major ». Monsieur Apollo, écrivit au tableau la date et le titre de la leçon de Morale du jour de son écriture appliquée, penchée légèrement à droite avec des lettres déliées tel un calligraphe : La politesse. Après quelques explications, quelques questions et exemples pour éclairer sur le monde, il nous transcrivit le résumé que chacun recopia à l’aide du stylo à plume délicatement et proprement sur son cahier en vue de l’apprendre par cœur et la réciter à la prochaine leçon. Le buvard rose remplît au fur et à mesure sa fonction : celle de boire et d’assécher aussi vite l’encre.  Une maladresse et voilà une tache sur le cahier ! Attention ! Monsieur Apollo qui passa ponctuellement dans les rangées des tables-bancs pour s’assurer de notre diligence, ne toléra guère des ratures, encore moins une tache d’encre sur le cahier des devoirs. L’encre fut synonyme de propreté, d’attention malgré nos doigts imprégnés de sa couleur violette. Si un incident devait se produire parce que la petite bouteille d’encre fut renversée sur un cahier en pleine dictée par la faute du voisin, de vifs et brefs regards menaçants s’abattirent sur lui, signe de rendez-vous à la sortie des classes pour régler nos comptes. Entre temps, le « serpent noir » à l’affût, nous épia et attendit le premier faux pas.

Nos disciplines scolaires furent aussi : la géométrie, les problèmes pratiques, la lecture, la grammaire, l’instruction civique où nous dûmes apprendre et connaître les noms de tous les ministres, par cœur, malgré les remaniements ministériels répétitifs à Bangui ; vinrent enfin la fameuse récitation et, bien entendu, les chansons, souvent des chansons des bidasses et des scouts qui égayèrent et martelèrent nos journées de classe.

Après la leçon de la morale, en guise d’entrée en matière, nous eûmes l’arithmétique. « Sortez votre cahier d’arithmétique », lâcha monsieur Apollo avec vivacité et caractère. Rappelons que monsieur Apollo fut tout vêtu de son pantalon noir et de sa chemise rouge. L’austérité de sourire fut donc à l’ordre du jour. La rigueur s’installa. Face à nous, je vis et entendis notre maître devenu grave. Sa voix se mua. L’ambiance devint, soudain, lourde. Plus de blague et de taquineries. Je le lorgnai d’un coin de l’œil, tête baissée pendant qu’il balaya la classe de son regard ardent, perçant et interrogatif. Ses yeux scrutèrent chacun de nous. Chercha-t-il à déceler celui qui n’eut pas appris sa leçon pour l’interroger ? Voulut-il s’assurer que tout le monde eut sorti son cahier et que tout alla bien ? Tant de questions existentielles traversèrent ma petite boite crânienne espérant que je me fasse oublier durant tout le cours.

A l’annonce, disais-je, de « sortez votre cahier de l’arithmétique », ma poitrine survolta. Mon cœur serré palpita. Mon sang eut cessé de circuler un instant dans mes veines. Pétrifié par l’angoisse, je transpirai, mais glaçai. Pour tant de raisons, je n’eus pas appris mes leçons, les dernières règles des fractions décimales. Faut-il demander la permission de sortir pour les toilettes ? Faut-il singer ou simuler un mal de tête ? Non ! Trop tard ! Rien à faire ! Je restai blotti comme le mât du drapeau dans la cour de l’école. Mais vite, je regardai à gauche, à droite, escomptant rencontrer un soutien d’un condisciple qui n’aurait pas lui aussi appris sa leçon. Je ne devais pas mourir seul, en cas d’interrogation. Je dus user de tous les subterfuges pour que son regard ne croisât le mien, ne m’aperçût et ne me désignât pour réciter la leçon. Pour cela, je devins, aussitôt, tout petit et tout penaud, moi qui fus bavard, il y a peu de temps. Je pensai aux chicottes posées sur son bureau. Mon cœur battit, battit, battit… Sous le table-blanc, mes jambes dansèrent aux cadences de, je ne savais, quels tam-tams, à la tombée de la nuit au clair de la lune dans mon village. Je tentai de résister sans dévoiler l’épouvante logée en moi. « Après tout, je suis un garçon courageux. Encore plus, un homme circoncis, initié et éduqué dans la pure tradition des gens du village de ma grand-mère Ndatè, ma tutrice. Ce ne sont  pas les petites chicottes du maître Apollo qui vont rompre ma vie », m’encourageai-je ainsi.

« Qui veut nous rappeler la leçon de l’arithmétique de la dernière fois  » demanda d’un ton solennel, monsieur Apollo. Ce fut la question la plus facile. Il suffisait de donner le titre : « Les fractions ordinaires et les fractions décimales ». Je piaffai d’impatience pour être interrogé. Je levai le bras comme les autres sans être vraiment rassuré. « Moi ! Monsieur, Moi ! Monsieur, Moi ! Monsieur » eûmes-nous crié simultanément, en claquant nos doigts et en nous levant parfois de nos bancs rugueux, polis par nos fesses, pour insister davantage et attirer son regard. Mais le maître désigna un autre élève que moi. Je ne dus plus lever le bras durant toute la séance du cours de l’arithmétique pour répondre aux autres questions : « Comment fait-on pour diviser un nombre par 0,75 ? Combien faut-il enlever de centièmes de mètres à 1 mètre pour obtenir 69/100 ? Comment fait-on pour additionner des fractions qui ont le même dénominateur ? Ou enfin, Comment fait-on pour diviser un nombre entier par une fraction ? ». Ces questions tintèrent dans ma tête comme le clocher de l’église tant je ne compris rien. Heureusement, cette fois-là, je ne fus pas désigné. Je fus ainsi sauvé au détriment de certains qui furent « dressés », c’est-à-dire, eurent reçu la correction par les chicottes et eurent amèrement pleuré.

Un problème fut ensuite « collé » au tableau : « Une palmeraie a la forme d’un rectangle dont la longueur mesure 4,8 hm et dont la largeur est égale aux 7/8 de la longueur. Elle compte en moyenne 120 palmiers à l’ha et chaque palmier produit en moyenne 36 kg de fruits par an. Sachant que les fruits donnent 12% de leur poids d’huile et que la densité de l’huile est 0,93 ; calculer le nombre de fûts de 2hl que l’on pourra remplir avec la production annuelle de cette palmeraie » (Auriol, sujet d’examen de CEPE n°1982, page 211).

Ne put sortir pour la récréation de 10 heures que l’élève qui l’eut résolu et transcrit proprement dans son cahier des devoirs.

Ne peut lire la suite que le lecteur qui  résout ce problème…

A suivre…

Joseph GRÉLA
L’élève du cours moyen
De l’école indigène de brousse de Bakouté

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