Dans la salle d’embarquement, l’impatience se lisait sur tous les visages. Certains passagers n’arrêtaient pas d’aller et venir, avec fébrilité. D’autres – la grande majorité – n’avaient d’yeux et d’oreilles que pour leur téléphone portable. Une posture qu’on aurait dit médicalement recommandé – sauf pour quelques ringards et rares inconditionnels du livre ou journal papier. Quant à tous ceux qui n’étaient ni en train de flâner, ni accrochés à leur téléphone, ni plongé dans leur lecture, soit ils dormaient, soit ils étaient là, assis dans les fauteuils et en silence, dans l’attitude du veilleur, ou d’un groupe d’individus en garde à vue qui savaient qu’ils finiront par être libérés mais ignoraient le moment précis de leur délivrance. Le vol était en retard. De plus, la situation ne semblait pas s’arranger, puisqu’aucune information ne venait rassurer les voyageurs.
Quelques instants plus tard, il y eut un grésillement. Un micro semblait cracher. Quelques autres instants encore, cette fois, une voix plus claire, plus nette, portée par des haut- parleurs de bonne qualité, remplissait la salle : « les passagers du vol Air France A330-200, à destination de…sont priés de se présenter à la porte F pour l’embarquement ». Une légère clameur suivie l’annonce. Et aussitôt, dans un mouvement simultané, tous les passagers s’élancèrent vers la direction indiquée, créant au passage quelques bousculades et une brève confusion dans la file des départs. Une trentaine de minutes plus tard, tous, nous nous étions comme agglutinés dans les différentes cabines de l’avion. Là encore, il y avait une effervescence et un désordre que les stewards et hôtesses de l’air visiblement débordés, allaient s’employer méthodiquement à juguler avec professionnalisme. De mon côté, je me démenais comme un beau diable, sous le regard indifférent et mi-amusé de certains passagers déjà bien installés, à soulever et introduire mon lourd trolley dans le coffre à bagages. Ensuite, j’avais filé retrouver, sans difficulté j’espérais, le siège correspondant au numéro 34H inscrit que sur ma carte d’embarquement. J’étais pressé de m’y affaler et respirer un bon coup. Contre toute attente, une femme d’âge mûr et d’allure imposante s’y était déjà très confortablement incrustée. Je croyais d’abord à une simple méprise d’une dame respectable elle aussi pressée de s’assoupir suite à un embarquement physiquement éprouvant. La suite prouvera que non. Après une courte hésitation, je m’étais adressé à la majestueuse personnalité – non sans avoir pris quelques précautions oratoires, la priant de bien vouloir décaler d’un cran sur sa gauche afin de me permettre de reprendre le fauteuil qui était le mien, et qu’elle avait occupée sans aucun doute par inattention. Sans mot dire, l’occupante fit mine de bouger. Mais c’était pour m’indiquer le siège du milieu qu’elle rechignait visiblement à occuper. À mon tour, sans aucun signe apparent de nervosité, j’avais insisté une seconde fois auprès de mon interlocutrice. De bien mauvaise grâce, elle avait consenti à me répondre en quelques mots, me faisant comprendre qu’elle préférait ce siège du côté couloir de la rangée du milieu où elle était présentement assise. Ainsi, avait-elle ajouté, elle pouvait se déplacer à son aise et en cas de besoin, sans déranger ni solliciter à chaque fois le voisin. Avec un petit sourire en coin, et un hochement de tête en signe d’assentiment, ironique bien sûr, j’avais alors décidé de bien clairement expliquer à la dame, que c’était exactement pour ces mêmes raisons, qu’il me fallait ce siège que j’avais en plus choisi exprès lors de ma réservation, à cause de mes douleurs du nerf sciatique qui m’obligeaient à me déplacer à l’aide d’une canne comme elle pouvait le constater. Ignorant mon objection, celle que je croyais jusqu’alors digne de considération, s’était mise brusquement à jacasser, avec arrogance, et dans un patois inintelligible, dont les mots décochés à la volée, semblaient m’atteindre comme les flèches d’un archer en rage. Plus d’un quart d’heure s’était déjà écoulé depuis le début de cet échange stérile, de ce dialogue de sourd. Et j’étais là, debout, toujours appuyé sur cette fameuse canne qui ne me quittait plus. Passé le temps de la maîtrise de soi, je me sentais maintenant bouillir à l’intérieur, prêt à exploser, quand surtout, la voix de l’hôtesse s’était fait entendre : « …Veuillez attacher votre ceinture maintenant et pour votre confort et votre sécurité, la garder attachée pendant tout le vol si vous n’avez pas à vous déplacer… ». Que se serait-il advenu à cet instant précis où je perdais le contrôle de moi-même, et étais sur le point de céder à un geste fou de ras le bol – j’ignorais lequel -, si un jeune homme, qui pouvait avoir l’âge d’un de mes garçons -environ 32 ans -, et qui avait suivi tous mes échanges avec la dame, n’avait pas spontanément intervenu ? Avec une rare politesse et une expression particulièrement touchante – surtout en ce siècle d’effondrement des valeurs -, cet « ange de paix », s’était approché pour me parler très calmement : « Père, s’il vous plaît, j’hésitais de vous de vous proposer ce siège côté hublot resté vacant près de moi. Ainsi nous pourrions causer calmement. J’en profiterai aussi, si vous le permettez, pour vous demander de m’expliquer beaucoup de choses que je ne comprends pas ». Une offre qui, ainsi présentée, ne pouvait se refuser, plus est dans ces circonstances. En guise de réponse, j’avais adressé mes remerciements très reconnaissants au jeune homme de bonne éducation, et sans un mot de plus, je quittais à la hâte la dame à problèmes et aux élucubrations écœurantes, la laissant en tête à tête avec elle-même, et aux prises avec ses propres démons. Elle pouvait alors se réjouir ou s’enorgueillir d’avoir gagné la partie. Quant à moi, je ne perdais pas au change.
(À suivre)
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