Carnet de voyageVos plumes

RIEN QUE POUR LES BIENFAITS DE LA CIVILISATION !

Par Arcadius BANZA
Pfuit, pfuit, pfuit!
Kuit-kuit-kuit! Kuit-Kuit!
Tweet-tweet-tweet! Tweet-tweet! Tweet-tweet!
Cocorico! Cocorico!
Cot-cot-cot! Cot-cot-cot …!
Ici dans ce village, le jour commence toujours par ce tintamarre polyphonique de ces bêtes volatiles, au sang toujours chaud, dotés probablement de quelques organes sensoriels spécifiques insoupçonnables, leur permettant de percevoir le jour avant tous les êtres. Ces oiseaux sonnent le réveil indistinctement, sans discrimination aucune, immuablement à tous, en toute symbiose, tout en chœur, à chacune des aubes depuis des temps ancestraux immémoriaux. Leurs chants sont un formidable concert invariablement métronomique et d’une ponctualité à défier toute horloge suisse, qui avise en toute harmonie, en toute gaîté, la fin de la nuit, de chaque nuit.
Des nuits souvent bien éclairées par une myriade d’étoiles scintillant autour d’un impérial astre des nuits, la majestueuse lune dont les rayonnements lumineux bleuâtres, dans un ciel superbement dégagé, bleu de son nom, limpide de sa clarté, qui descendent tels des rayons paraboles depuis leur source, comme une coupole en chapelets lumineux qui vient chapeauter la terre, diffusant tout le long de leur trajet une douce et silencieuse fraicheur qui ennuage tout Zärämî, un village ordinaire, presque banal, et l’enrobe de fines et claires rosées.
Ce concert providentiel, gratuit, annonce et rappelle également le début d’une autre journée de labeur hélas, comme chaque jour ; ensoleillé ou non ; pluvieux ou non. Les jours passèrent et se ressemblèrent. Il n’y avait point de jours fériés hebdomadaires ; seule les fins d’une période de moisson de cultures vivrières et les fins des périodes de chasses consécutives aux feux de brousse sont célébrées avec fastes et ferveurs, parfois plusieurs jours durant. Chaque famille veillait à ce que les greniers restassent bien garnis et remplis ; Les viandes de chasses conditionnés et boucanés, sont conservées à température ambiante. C’est alors l’occasion de la détente générale, une fois toutes ces choses faites, tous ces impératifs remplis. C’est le temps du repos général, des vacances communes. C’est le moment où tout le village se retrouve ; où toutes les familles font une halte aux activités diverses, souvent paysannes, auxquelles les enfants de tous âges sont habituellement associés : les garçons, avec les hommes. Les filles avec les femmes ; mamans, tantes ou grandes sœurs, c’est du pareil au même quant à la culture à transmettre, quant à leurs éducations et formations à devenir de futures bonnes femmes et bonnes mères au goût de la communauté, au goût des hommes autochtones…
Cette armée d’oiseaux dans leurs nids épars sur des branches dégarnies du « Gba Guira » en cette fin de sècheresse, et leurs chants à l’allure d’un chœur cacophonique dans l’ensemble, mais à la mélodie émouvante, chacun pris distinctement, constituent une attraction pour les rares passants qui ont l’opportunité de marquer une halte dans ce coin perdu de la nature. Quant aux autochtones habitués à ce train-train quotidien, ces bruits, ces plaintes, ces lamentations, ou peut-être des louanges de la part de ces êtres vivants, toujours joyeux, paraissent tout aussi insignifiants, ordinaires que la bise qui traverse insensiblement le village à longueur de journée…
Toutefois, les chants entêtés de ces perruches, moineaux, et hirondelles d’abord matinaux, puis à longueur de journée, qui font désormais partie intégrante de l’identité même de Zärämî, sont un mélange d’autant de caractères que de timbres vocaux, de variétés d’espèces que d’identités, de diversités de plumages que de spécificités de becs, de subtilités de coloris divers et variées que d’aptitudes à l’endurance. Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et même au-delà sont représentées, toutes les capacités, toutes les déficiences coexistent, cohabitent, se solidarisent, se côtoient sans friction apparemment !
Plus que des chants d’oiseaux, ces cloches polyphoniques matinales sonnent comme de vrais réveils. De ces oiseaux, il y’a ceux qui chantonnent en plein vol ; d’autres ont l’air de fredonner lors de leurs multiples va-et-vient, ces incessantes tournées qu’ils effectuent entre leurs nids et les champs alentours ; qui pour s’approvisionner en vivres, qui, en roseaux afin de bâtir d’autres nids pour leurs petits oiselets nouvellement arrivés au monde, par devoir ou par solidarité naturelle, ou pour juste réfectionner ceux déjà défectueux. D’autres encore, probablement les mieux nantis, insouciants, poussent imperturbablement leurs cris depuis le seuil de leurs nids haut perchés dans ces branches du « Gba Guira », cet imposant et majestueux baobab séculaire, planté au plein milieu « du pays », et témoin de tous les palabres, jugements, condamnations publics, depuis nombre de générations et de chefs coutumiers, depuis un temps immémorial…
Zärämî, c’est aussi le bercail du patriarche Bêkärnou, à mi-chemin entre Gällô et Fô; trois bourgades traditionalistes aux mémorables prouesses militaires. Trois villages, trois redoutables « pays » d’intrépides guerriers dont la renommée de bravoure, la réputation de culture héroïque vont au-delà d’une dizaine d’horizons à la ronde selon la légende … Gällô et Fô disposent de leurs administrations propres et autonomes, de leurs chefs respectifs, mais tous deux se soumettent cependant à l’arbitrage du patriarche Bêkärnou de Zärämi, une sorte d’autorité morale œcuménique, en cas de différends ou autres conflits opposant les habitants des autres villages frères, de juridiction différente.
Bêkärnou est un septuagénaire, l’unique de ces lieux d’ailleurs, presque au soir de sa vie. La quasi-totalité de ses congénères, hommes comme femmes, ne sont plus physiquement de ce monde. Il représente à lui seul la mémoire communautaire, la principale bibliothèque du pays. C’est aussi un miraculé ; un phénomène de la nature humaine; toute une légende vivante dont les feux d’arme, les prouesses héroïques conjugués à la simplicité de l’homme, son accessibilité, son humilité font de lui une bienveillante autorité naturelle, respectée, adorée. Une véritable force de la nature. On lui prête par ailleurs des pouvoirs surnaturels : Il n’est pas rare qu’au terme d’un long moment d’isolement, des jours durant sans boisson ni nourriture, il en ressort transfiguré, métamorphosé, revigoré ! Ses enseignements prennent alors des allures de prophétie et ses vœux, quels qu’ils soient, après quelques incantations et prières mystiques se concrétisent en actes prédéterminés, prédits !
Veuf depuis fort longtemps, le vieux patriarche, en homme de parole et de caractère déterminé, eut fait le choix de donner sa vie, le reste de sa vie en sacrifice, au profit de son peuple, de son village, de son pays. Son épouse, Kôngaïnä, l’eut dramatiquement quitté après juste une décennie de vie commune, non sans lui avoir donné pas moins de neuf progénitures, cinq garçons et quatre filles… Que lui faut-il encore sur terre ?
Le patriarche Bêkärnou, toujours effondré et anéanti depuis cette brutale et impitoyable disparition, toujours incapable de se remettre de cette perte inestimable, s’est juré de ne plus jamais se remettre en ménage… Il n’avait qu’une petite trentaine d’années au moment du décès de sa bien-aimée ! Débuta alors une vie de célibat absolu, une vie de moine solitaire, au plein milieu de sa communauté, entouré de ses enfants et petits-enfants, de son village. Une vocation de guide, une vie de sacerdoce.
En effet, piquée par quelle méchante mouche l’on ne sait, Kôngaïnä qui attendait son dixième bébé, invariablement chouchoutée dans les chaleurs nocturnes du prolifique lit conjugal avec constance et régularité, alors qu’elle était dans la dernière ligne droite, alors qu’elle était toujours couverte de fidèle amour et de délicates attentions de son très consciencieux et dévoué mari, comme aux premiers jours de leur idylle, décida unilatéralement une de ces tendres nuits de câlins, de rêves et de projets partagés de partir le lendemain à Fô rendre visite à sa première fille, Bätängmô, qui vit là-bas avec son mari Wäntô, le célèbre fils aîné du Chef Zämbêrê, un prétentieux et hypocrite ex-concurrent du patriarche Bêkärnou, bien que plus jeune que ce dernier. La réticence de son doux mari quant à ce voyage inopiné n’y changera rien … Malheureusement, mère et bébé, Kôngaïnä et le fœtus, ne sortiront jamais vivants de cet ultime voyage, de cet ultime accouchement chez sa fille aînée, Bätängmô à Fô !
Or, le mariage entre Bätängmô et Wäntô avait toutes chances d’être rendu impossible. Il aurait bien pu être empêché en raison des rivalités historiques et chroniques entre ces deux grandes familles, les Bêkärnou et les Zämbêrê. Et c’est tout le regret du patriarche Bêkärnou…
Pour des raisons qui échappent à tout le monde, y compris au patriarche lui-même, Bätängmô ne s’était jamais vue refuser aucune des faveurs sollicitées auprès de son père ; aucun de ses vœux exprimés n’est jamais resté sans réponse favorable, même les plus improbables, même les plus fous ! Tout ceci serait la conséquence d’une imprudente promesse faite par le patriarche à sa fille naissante, encore bébé, encore inconsciente ; publiquement, devant tout le village, toute une foule rassemblée un soir spontanément devant le domaine familial pour féliciter le patriarche et sa famille de la naissance de cette première fille tant attendue, tant rêvée ; Celle qui devrait lui permettre enfin de sceller l’alliance de son rêve, avec la prestigieuse et richissime famille de Gällô, réputé d’abriter fréquemment quelque couple, des hôtes prestigieux, qui le ravitaillent en objets mécanisés, uniques dans la région, et dont l’influence ne cesse de grandir, de bourgade en bourgade. Homme précautionneux qu’il est , il garda intérieurement, précieusement ce secret dans son cœur, ne le partageant avec personne, ni même avec l’amour de sa vie, la mère de ses enfants, Köngaïna. C’est d’ailleurs pour lui l’unique façon de pérenniser la dynastie familiale des Bêkärnou dont il est encore le dernier dépositaire vivant à ce jour…
Mal lui en eut pris, car le Chef Zämbêrê rêvait, lui aussi dans son fief de Fô, d’une alliance similaire avec une descendante (surtout) des Bêkärnou afin d’étendre son influence et sa popularité dans ce village voisin. Et il ne va pas lésiner dans les moyens de charme.
Son fils aîné Wäntô va être employé à cette fin. Doué naturellement d’un esprit habile, d’une intelligence hors norme et d’un sens oratoire des plus académiques, il avait été détecté par ce même richissime commerçant de Gällô, un associé en affaires et allié de son père Zämbêrê. Ensemble ils vont échafauder et financer la carrière intellectuelle de ce phénomène de fils qu’est Wäntô, chacun poursuivant son but particulier, égoïste.
Ainsi réussiront-ils à le confier à un couple de sympathiques expatriés, des journalistes explorateurs gaulois, qui revenaient de temps à autre dans ses contrées pour des reportages divers et variés. Monsieur et madame Gallo séjournaient toujours chez ce richissime commerçant de Gällô lors de leurs expéditions. C’est même pour cette raison, semblerait-il, que pour désigner l’endroit exact où séjournent habituellement ces curieux expatriés que les villageois des contrées voisines ont baptisé le village du nom desdits « journalistes reporters », Gällô selon la phonétique locale… Et c’est à cause de cette curiosité journalistique que Wäntô va partir loin, très loin, à des milliers de kilomètres de ses racines pendant cinq bonnes années ininterrompues, pour y tenter d’acquérir et « profiter » d’une instruction générale, de précieuses connaissances linguistiques et d’une éducation culturelle difficilement traduisible en actes ; comme pour confirmer le célèbre adage africain selon lequel « le séjour d’un morceau de bois dans un marigot, quelle qu’en soit la durée, ne saurait le transformer en caïman »… L’objectif fût atteint avec un franc et retentissant succès, presque tonitruant, rapidement répandu dans tout le pays comme une traînée de poudre !
Bätängmô ne saurait résister à une telle tentation. Mais rien ne sera laissé au hasard. Elle sera tout de même et très tôt convoitée, courtisée dès sa prime adolescence ; sournoisement, méthodiquement, avec persévérance et obstination ; l’attention happée par « cet ambitieux don juan » de Wäntô, qui n’a encore rien décidé en amour, mais toujours fort de sa légendaire célébrité de « mbouzou voukô » et de son prestige acquis de haute lutte à l’étranger, et qui n’a d’égal nulle part ailleurs dans le pays.
Face à Bätängmô, galvanisé par son père toujours à l’affût, il s’emploiera en conséquence, à jouer à la carte du tendre alimentée par des moments intimes d’ intenses émotions, seul à seul ; des scènes tragicomiques montées de toutes pièces avec des complices dans les deux villages frères pour faire voyager ses sentiments d’une extrême à l’autre, du froid au chaud, de la douleur à l’apaisement, des larmes aux fous rires et vice versa ; des cadeaux et compliments ; des fâcheries, des fausses distances éphémères, et autres simulations de mélancolies ; toutes ces stratégies qui eurent réussi, mois après mois, à concentrer enfin l’attention de Bätängmô sur son modeste physique, mais sur sa subtile et perfide personnalité. Et c’est ce qu’il réussira in fine avec brio ! Bätängmô cède aux charmes de Wäntô, se sent le cœur transpercé et implanté de la flèche portant son être. Plus rien à faire, c’est bien lui, Wäntô, l’homme de sa vie, et personne d’autre !
Avec toutes les précautions nécessaires, son patriarche de père fut informé de son choix, irrévocable. Pour le patriarche Bêkärnou, pour une autorité morale de son envergure, pour ce qu’il est par nature, pas question de se contredire, quelle qu’en fut la raison. La parole donnée est sacrée. Ne pas la respecter, ça porte malheur…
Ainsi se convolèrent-ils. Les noces, fastueuses, à la hauteur de l’amour indéfectible du père envers sa fille adorée, furent alors célébrées selon les vœux des jeunes époux ; mais aussi du Chef Zämbêrê aux anges, qui semble y trouver l’opportunité de prendre quelques revanches sur son illustre et immuablement imperturbable ex-concurrent !
A Fô justement, c’est encore un temps de jubilation pour le Chef Zämbêrê ! Toujours ambitieux et autoritaire, c’est aussi un charismatique personnage qui veille sans scrupule sur son pays. Un authentique autocrate qui s’ignore. Le déficit de démocratie est ici manifeste. Le peuple du village intimidé et désabusé par ses méthodes intempestives d’expropriation de terres au profit d’un potentiel « protégé » et ses jugements toujours intéressés, souvent fallacieux, toujours guidés par un souci de vengeance ou règlement de compte personnel. Cependant, son déficit de popularité est tel, que seuls ses intrigues et subterfuges, et ses multiples liens conjugaux propres à sa qualité de polygame hors pair et ses autres alliances matrimoniales, permettent de comprendre et d’expliquer la réalité de son pouvoir, incontestable, sur « ce pays »…
Rien à voir avec l’intégrité, le charisme inné, l’art de diriger avec justice et sagesse, les talents, les prouesses et le palmarès de brave guerrier du Patriarche Bêkärnou. Sa fausse allure nonchalante, son verbe peu loquace, sa bienveillante réserve légendaire semblent imposer à tous une primauté naturelle et forcent l’admiration de toutes les communautés. Même ici à Fô, jamais personne n’a effleuré l’idée de voir le Chef Zämbêrê accéder à la tête du patriarcat des trois communautés. Quelques frasques notoires d’infidélité qui se colportent, des rumeurs de corruption, une réputation de manipulateur malveillant eurent achevé de le priver définitivement de tout prestige, de toute crédibilité face à celui qui fut son principal concurrent et adversaire historique, le désormais beau-père de son fils Wäntô qui trouve paradoxalement en ce dernier, un parrain idéal… Mais, en somme, peu importe pour le Chef Zämbêrê pour qui ce qui compte c’est le déshonneur quelque peu réparé dans cette union des deux familles!
La vie dans ces contrées perdues semble tourner en roue. Les activités paysannes, les évènements heureux et malheureux, les temps de fêtes et de joie, les moments de chagrin et de deuil, de mariage et de naissance, les périodes de feux de brousse et son corollaire de chasse aux gibiers, les épisodes de dispute, de palabres et autres conflits entre hommes, les séances inopinées de conseils du village érigés en tribunal populaire où la sentence du patriarche qui s’impose à tous est sans appel et irrévocable etc … Tout semble tourner en boucle. Un éternel recommencement auquel s’accommode un peuple local, autochtone, qui ne demande pas davantage, qui au contraire se suffit à sa condition, en ne cessant de remercier les esprits des ancêtres et la Mère Nature de sa providence, de sa bienveillance par des rituels fréquents d’adorations, d’offrandes et de sacrifices, individuels ou collectifs !
Il est midi environ ce jour. C’est dimanche. Un jour comme un autre ici. Les ombres sont à l’exact vertical des corps debout sous un soleil de plomb au zénith. Le village est quasi vide à cette heure de la journée, en cette période de fin de sècheresse. Les roseaux et arbustes autour du village, comme à l’accoutumée, susurrent leurs incessants murmures et mènent leurs folles danses folkloriques au rythme et dans le sens de la bise qui souffle tantôt dans une direction, tantôt dans une autre…
Puis un strident et autoritaire WU ! Wu ! Wu ! Wuh-wuh ! Wuh-wuh-whu ! Le cri est continu, insistant ; de plus en plus alarmant ; plus en plus inquiétant. C’est bien la voix de Dêngbêlênä.
Pourquoi aboie-t-il d’un ton si dramatique ? Ce n’est pas dans ses habitudes !
Le très populaire Dêngbêlênä est, en effet, un chien très alerte et affectionné de tout le village. C’est un chien « sentinelle » à qui rien n’échappe de tout ce qui entre dans le village par ce côté-ci ; et qui ne bouge presque jamais de son logis. Il sait reconnaître tous les habitants du village, un par un ; et il a ses complicités avec chacun. Son maître, c’est Käpita, le bras droit du patriarche Bêkärnou chargé des affaires sécuritaires et judiciaires et qui habite juste à l’entrée du village quand l’on arrive de Gällô. Ce jour-là, comme tous les hommes et les femmes du village, il est parti vaquer, dès l’aube, à ses activités champêtres, accompagné par ses deux autres chiens « chasseurs ». Rien ne présageait d’un évènement particulier ce dimanche-là…
Trois autres chiens chétifs et squelettiques, désormais inutiles pour accompagner dans les activités champêtres, qui erraient çà et là, s’acharnant à lécher quelques fémurs de bêtes totalement décharnés qui trainent dans les cours, ou à s’amuser à faire des courses-poursuites des chats oisifs et vicieux qui prennent plaisir à s’occuper ainsi, s’avisent tout à coup de l’alerte donnée par Dêngbêlênä. Par quelques bonds rapides et intrépides, dignement et hardiment, comme pour prouver à tout le village qu’ils ont toujours toutes leurs aptitudes au combat et au sacrifice, ils atteignent l’entrée du village et rallient leurs aboiements encore plus fort, encore plus tonitruants et plus menaçants, comme des huées, à l’endroit de la colonne des intrus.
Puis, bam- ! bam ! bam-bam ! Quatre coups de feu retentissent. Froidement. Cyniquement. Inhumainement. S’en suivi un laps de temps de silence. Plus aucun aboiement ! Puis encore, il s’ensuit un long bruit prolongé de battements d’ailes d’oiseaux qui quittent précipitamment et dans un mouvement d’ensemble le « Gba Guira », tel un lugubre décollage collectif d’une escadrille de chasseurs bombardiers ; promptement comme une armée en repli tactique, dès les premiers sons des coups de feu, volant étourdis vers les champs alentours.
Le vieux patriarche, oreilles tendues, aux aguets, se tournant et se retournant dans son lit tout en essayant de comprendre ce qui se passait, l’esprit encore ensommeillé. Tous ces bruits lui semblaient bien étranges, inhabituels ! Il appréhendait très clairement un péril en la demeure. D’ailleurs, il vient de se sortir, en trombe, d’un cauchemar où il « voyait » son village entier se débattre pour se tirer d’entre les crocs d’un caïman surréaliste … Sur la grande voie qui traverse le village d’une extrémité à l’autre, partant de Gällô vers Fô, un groupe d’une dizaine d’hommes de grande taille, au teint crémeux, aux cheveux en « crins de cheval » longs et lissés, coiffés de casquettes bleus, chaussés de longues bottes noires qui arrivent jusqu’au genou, vêtus de tout blanc, chemises et culottes ; ceintures au reins. Fusils mitraillettes en bandoulière. L’un d’eux, le Chef du groupe probablement, portait sur sa tête un haut-de-forme en lieu et place de la casquette, disposant en plus d’un pistolet au poignet prêt à l’emploi; il marchait au plein milieu du groupe d’un pas on ne peut plus décidé; tous avançaient en ligne sur toute la largeur de la chaussée, une bonne moitié légèrement en retrait sur sa droite, l’autre moitié sur sa gauche. Tout le peloton s’efforçait de marcher à sa cadence ; tous ces hommes avaient l’air attentifs à ses instructions, à ses ordres, quand ils progressaient torses bombés, têtes droites et hautes, pénétrant le village plus vers son centre. Seul l’homme au pistolet et au haut-de-forme pouvait se permettre des écarts dans ses déplacements, tel un oiseau sur branche, jetant des regards fréquents et successifs tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt derrière ; passant parfois d’une extrémité de la chaussée à l’autre, dans une course à petits trots, sans que personne ne comprenne le mobile de ces agitations, de ces inquiétudes …
Une fois près du « Gba Guira », du gigantesque et imposant baobab dont les branches sont truffés de nids et d’où était partie tout à l’heure la bruyante escadrille d’oiseaux dans un vrombissement étourdissant, l’homme au pistolet qui passe pour être le commandant du peloton, tire encore, dans un geste brusque comme pour affoler le vide, quelques coups de feu dans l’arbre paisible, indistinctement, faisant tomber quelques dizaines de nids mal suspendus … Personne ne comprend ni le mobile, ni l’intérêt de son geste ; pas même ses dociles et disciplinés subordonnés ! Personne n’ose lui obtenir d’explications !
Tous, fatigués et essoufflés au même titre, exténués par la marche, le soleil brûlant et la chaleur humide des tropiques, le nerf à vif, la gorge asséchée, le ventre au talon, rongé par l’hyperacidité gastrique sous l’impitoyable effet conjugué du stress, de l’hypoglycémie et de l’adrénaline le peloton aventurier se pose sous l’ombre précaire du « Gba Guira » à cette heure de la journée, offrant un improbable spectacle fortuit et inopiné d’un conseil de village « exotique » ! Ils discutaient bruyamment, se chamaillaient peut-être ; guettant, attendant une providentielle apparition d’un humanoïde. Sac-à-dos vides, gourdes vides, à court d’eau et de vivres, le peloton n’avait d’autres choix que d’attendre là, patiemment, calmement, en toute philosophie. Des minutes passaient, plusieurs dizaines, et il ne se passait rient !
C’est alors que le vieux patriarche , n’entendant plus aucun bruit, sortit de sa paisible et modeste demeure faite de briques cuites et toit de pailles, par l’unique porte principale, lourdement appuyé sur la crosse de sa canne en bois d’ébène, tenue dans la main gauche ; les doigts de la main droite frottant longuement ses paupières d’un geste léger pour tenter de mieux voir au lointain, percevoir avec une certaine netteté ces agitations d’hommes en blanc massés sous le baobab.
Comme par enchantement, un bruit de moteur pénètre dans le village par l’autre extrémité, en provenance de Fô… Tout le monde reconnait d’instinct que c’est le cyclomoteur de Wäntô qui a coutume de faire des incursions inopinées à de pareilles heures dans le village, histoire de s’enquérir des nouvelles de son beau-père adoré et de l’approvisionner en tabac à priser, son unique plaisir et péché mignon, souvent accompagné par Bätängmô agrippée à lui à l’arrière du cyclomoteur. Il vient effectivement, tout droit se garer devant la case du patriarche qui fait ostensiblement face au « Gba Guira », l’imposant mutique témoin des lieux. S’en suivirent les informels échanges d’amabilités habituels… Il entre ensuite, comme si c’était chez lui, directement dans la case et en ressort avec le « fauteuil allongé » du vieux patriarche qu’il fit assoir.
Enhardis et rassurés par l’audacieuse présentation du patriarche au seuil de sa porte et par le vrombissement du cyclomoteur turbo de Wäntô, les rares enfants, exemptés d’activités car diminués par la maladie, sortirent mécaniquement de leurs refuges, accourant éperdument vers le vieux patriarche. Les rares autres lourds handicapés moteurs qui musardaient dans le village en font autant, couci-couça. Tous ont bien suivi, tout observé secrètement, avec maints détails, scrupuleusement depuis leurs cachettes du drame qui se tramait dans leur pays. Le peloton d’envahisseurs, d’un mot et d’un geste du commandant, se met en disposition de marche, fusils toujours en bandoulière, avançant eux aussi, avec hésitation cette fois, vers ce rassemblement inopiné devant la demeure du patriarche Bêkärnou, lequel, adressant la parole exclusivement à son beau-fils Wäntô, d’une voix claire et ferme, interrogeait :
-Bêkärnou : Qui sont-ils, d’où viennent-ils et que nous veulent-ils ?
-Wäntô (après quelques échanges dans un imperceptible et incompréhensible charabia avec le commandant qui s’est présenté comme monsieur PILLARD) : Ils disent par leur chef qu’ils sont les citoyens et compatriotes de sa majesté le Roi de la première puissance militaire et économique mondiale ; et qu’ils sont investis par sa majesté le Roi d’une mission d’exploration suite à un intéressant article de journalistes indépendants qui eut fait état d’immenses trésors insoupçonnés dans ces lieux ici, sur terre et sous terre, qui échappent encore à l’humanité. Et qu’ils viennent aussi surtout parce-qu’ au vingt-et-unième siècle, il est indigne inadmissible que des êtres vivres, humains qui plus est, puissent continuer à vivre dans un tel inconfort, à l’état primitif, sauvage. Qu’ils eurent dû marcher à pieds depuis Gällô jusqu’ici à Zärämî en raison de l’impraticabilité des routes. Aucune possibilité d’atterrissage d’appareils volants. Qu’il est déplorable qu’il n’y est aucune structure moderne de santé, aucune école pour les jeunes, aucune administration pour lever des impôts et gérer les problèmes sociaux de la masse populaire, ni même d’habitations en état de décence, aucune autorité morale pour soigner et orienter les esprits des vivants vers l’Être Suprême, Dieu etc … Enfin, qu’ils sont-là venus pour le bien du village, pour épanouir les hommes et femmes de ces lieux comme partout ailleurs dans leur monde, et les émanciper. Garantir un avenir meilleur et confortable pour les jeunes et nouvelles générations. C’est une mission universelle dit-il …
– Bêkärnou (après un temps long de circonspection) : Bien ! Toi, tu as voyagé et séjourné dans leur pays. Tu as vu et vécu combien il a été difficile pour toi de te trouver une place chez eux, de t’intégrer dans leur monde, d’acquérir leurs éducations, de t’habituer avec leurs coutumes, cultures, civilisations etc… Tu t’es révolté toi-même et étais vite rentré parmi nous ici, aussitôt tes études terminées. Si pour toi seul ça a été si difficile, peux-tu imaginer combien difficile il en sera de convertir tout ce monde ici à leur civilisation, du jour au lendemain, avec la sincère et meilleure volonté qui puisse être la leur? Même en admettant qu’ils aient là-bas la meilleure des civilisations, et le meilleur des bien-être ? Déjà Dêngbêlênä et les quatre autres chiens du village ont été froidement et injustement abattus, sans le moindre scrupule, d’après ce qui m’a été rapporté. Des coups de feu insolents et gratuits ont été tirés sur d’innocents oiseaux et leurs nids saccagés, impitoyablement détruits … C’est cette civilisation-là qu’ils veulent nous apporter pour notre bien-être? Je ne comprends pas la langue que vous parlez, mais j’ai bien compris le ton, la fermeté et l’agacement de la voix de l’homme avec qui tu as échangé. J’ai noté que tout n’y était pas sain et conscient dans vos échanges. Donne-leur à boire et à manger, qu’ils reprennent un peu d’énergie et reposent leurs corps et esprits, ensuite seulement, nous pourrions en reparler ensemble à la tombée de la nuit, quand tous nos hommes du village seront rentrés pour entendre de leurs propres oreilles et voir de leurs propres yeux. Demande surtout à tout le village de leur réserver le meilleur et le plus chaleureux possible de leur accueil. Wäntô entre encore précipitamment, avec empressement dans la case et en ressort presque aussitôt avec un certain nombre de pain de manioc, assez suffisamment pour pouvoir rassasier les affamés aventuriers et de la pâte de sésame prise de la réserve qu’affectionne particulièrement le patriarche et qu’il met dans la foulée à la disposition du commandant Pillard et de ses éléments. Ceux-ci en mangèrent goulûment en bavardant avec gaîté sous les yeux amusés des enfants et des handicapés encore debout devant la case de l’autorité morale des lieux. Et ils burent aussi gaîment du Bili-Bili, un alcool à base de blé, distillé localement, et habituellement commercialisé par la sœur cadette de Bätängmô, Dêdêbôkô la benjamine des progénitures, la seule qui vit désormais avec son patriarche de vieux père, pour s’en occuper et subvenir à ses sollicitudes éventuelles… Etant partie au champ depuis l’aube, la boisson est prestement servie par la femme de Wäntô, à la demande du patriarche, pour les désinhiber et les retourner à leurs états et dispositions psychiques naturels, affirma-t-il pour clôturer les échanges. (A suivre)
Arcadius BANZA

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