EN VEDETTE

« ARPENTER LA NUIT » DE LEILA MOTTEY OU L’ART D’ÉCRIRE LE CORPS DE LA FEMME

 

Source de vie, de désir et de plaisir, mais paradoxalement, creuset de souffrance et de violence, le corps de la femme, n’a cessé depuis les origines, de nourrir des fantasmes, en même temps qu’il suscite de nombreux débats et polémiques. Tout près de nous, la déferlante de la révolution « mee too » – et ses différentes variantes-, aura sans doute permis d’étaler au grand jour – sans toutefois réussir à l’enrayer de manière significative -, l’ampleur des violences sexuelles et sexistes, ainsi que l’épouvantable niveau de banalisation du sexe, dans nos sociétés prétendument modernes, et diaboliquement tournées vers les nouvelles technologies.
Et parce que le monde pour ainsi dire, se révèle impuissant face à ce qui semble être un mystère, et qu’il s’avère incapable à résoudre définitivement les problèmes que lui pose le corps de la femme, la « bêtise insiste toujours », et les mêmes interrogations persistent.
D’où vient cette idée que l’homme peut ainsi, sans rien craindre ni risquer, se permettre de prendre possession du corps de la femme, en user et abuser, quitte à s’en débarrasser ou même à le détruire, tout comme on le ferait d’un jouet ou de n’importe quel autre objet ?
Et voici encore un de ces paradoxes meurtriers les plus inacceptables par leur excès : alors qu’elles sont les plus vulnérables – au même titre que les enfants et les vieillards -, et mériteraient donc qu’on les protège ou du moins, qu’on leur épargne certains traitements lorsqu’éclatent les conflits armés, comment comprendre qu’au contraire, des assoiffés de sang, trouvent souvent moyen de malmener les femmes, de s’assouvir de leur chair, et se servir de leur corps comme des instruments de supplice, dans le but improbable d’affaiblir et d’humilier les troupes ennemies ?
Enfin, par quel processus de dépérissement ou de dépersonnalisation, des femmes en viennent souvent, à renoncer au monde – au bonheur, à l’avenir, à tout -, et choisissent comme ultime ressource pour exister et vivre, les rentes aléatoires et éphémères, que leur procure leur propre corps qu’elles se croient ainsi obligées de livrer à tous les possibles et donc à tous les dangers ?
Bien malin qui pourra donner des réponses justes et définitives à ces questions et d’autres encore que chacun se pose.
Pour tout dire, S’agissant du corps de la femme, les Hommes avec grand « H », ont encore du souci à se faire et suffisamment de quoi s’occuper et se préoccuper jusqu’à la fin des temps. Et ce ne sont pas des sujets ou même des prétextes de discussion, de discours et de polémique qui manquent : sexe, couple, famille, amour, plaisir, désir, violence, souffrance, viols, agressions, frustrations, que sais-je encore! Pas de jour sans que les médias n’éveillent l’attention du monde.
Mais s’il est une chose de parler du sexe ou de penser le corps de la femme, une autre chose est de l’écrire. C’est ici que se situe la noble mission de la littérature, et qu’intervient le rôle primordial et indiscutable que sont appelés à jouer les écrivains, au premier rang desquels les romanciers.
En effet, quoi de mieux que la littérature, pour trouver des idées, mettre des mots sur les réalités et le vécu des Hommes, et leur donner du sens en interpellant les consciences? Et quand bien même il serait prétentieux de prétendre que la littérature aurait le pouvoir de répondre de manière définitive aux questions comme celles posées ci-dessus, il convient toutefois de reconnaître que grâce aux divers procédés narratifs, les auteurs de fiction, arrivent très souvent à captiver l’attention du lecteur, à lui faire vivre des situations de nature à questionner sa conscience sur des réalités de son quotidien. Par ailleurs, du fait de la maîtrise de leur art d’écrire, les écrivains parviennent généralement à dire les souffrances, à panser les blessures, et à redonner espoir,  grâce à un imaginaire fécond. S’agissant particulièrement du corps de la femme et donc d’une écriture des profondeurs, les écrivains les plus élégants, tiennent toujours compte du fait qu’il existe des limites à ne pas franchir. D’où le choix des mots pour éviter de tomber dans la vulgarité la plus répréhensible,  par exemple, lorsqu’ils sont amenés à porter le regard sur l’anatomie ou à décrire certains actes relevant de la suave intimité. Et c’est toujours un exercice merveilleux que de lire des auteurs tel que Emmelie Prophète, Marie Ndiaye, Ayobami Adebayo, Charline Effah, Natasha Trethewey, ou Annie Ernaux  pour ne citer que ceux-là.
Pour le coup, c’est du roman de l’américaine Leila Mottey – ARPENTER LA NUIT-, qu’il me plait de vous entretenir.
Paru en 2022 – l’année des 18 ans de l’auteure alors primo-romancière -, ARPENTER LA NUIT a connu un grand succès aux États-Unis ainsi qu’à l’étranger, notamment en France et au Royaume – uni où il figurait sur la première sélection du prestigieux prix Booker.
Pour le dire en une phrase, ce roman renvoie le lecteur aux dures réalités d’un monde où il ne fait pas bon être à la fois une fille noire, pauvre, sans parents, sans argent, menacée d’expulsion de l’appartement où l’on vit, et obligée d’arpenter la nuit, de faire les trottoirs pour survivre, au risque de croiser tout et tout le monde, surtout des policiers malveillants.
Et chacun se retrouve. Si on ne connaît pas personnellement Kiara, le personnage principal du roman, du moins, on a au moins entendu parler  d’une fille dont l’histoire ressemble à la sienne. Et cette histoire c’est celle-ci :
Kiara, dix-sept ans, et son frère aîné Marcus ont perdu leur père, un ancien militant des Black Panthers, et leur mère croupit en prison pour négligence criminelle après la mort de son bébé. Le frère et la sœur vivotent et leur vie semble sans issue. Tandis que Marcus rêve de faire carrière dans le rap, sa sœur se démène pour trouver du travail, payer le loyer et faire face à certains besoins. Mais les dettes s’accumulent et l’expulsion approche. Alors qu’elle ne s’y était pas préparée et qu’elle n’avait pas même prévue que ce soir là allait ainsi se passer, un inconnu va s’intéresser à Kiara et faire naître dans son esprit l’idée que vendre son corps serait le seul moyen de s’en sortir. Commence alors pour elle, une vie de débauche qui va la mener à faire des expériences malheureuses et découvrir un univers de violence et d’abus. Pour le reste, au fur et à mesure de la lecture de ce roman, l’on découvre d’autres personnages qui permettent à l’auteure de faire vivre son histoire et de développer des thèmes secondaires : Dee la toxico, maman de Trevor et voisine  de Kiara qui elle, se dévoue pour cet enfant de 9 ans que la mère a abandonné seul dans l’appartement qu’elle loue et ne vient le voir qu’une fois par mois ; Alé l’amie sincère et fidèle ; Oncle Ty, figure de l’ingratitude familiale ; Camila, l’entremetteuse etc…
Enfin, il convient de noter que pour réussir ce premier roman écrit à la première personne et dans une langue aussi superbe qu’envoutante, Leila Mottey, s’est en effet inspirée d’un fait divers sordide survenu en 2015, à Oakland en Californie, où à l’époque, des agents de police en plus d’être soupçonnés d’avoir exploité sexuellement une fille mineure, se sont évertués à étouffer leur crime.
Et voici quelques lignes choisies :
Ainsi débute le roman :
“La piscine est pleine de merdes de chien et les ricanements de Dee nous narguent dans le petit matin. Ça fait une semaine que je lui répète qu’elle ressemble vraiment à une toxico, ce qu’elle est bel et bien, à se marrer toujours pour la même blague comme si la chute pouvait changer”.
Et plus loin….
« Les gens ne croient pas en Dieu parce qu’ils ont des preuves, seulement parce qu’ils savent que rien ne peut prouver qu’ils se trompent. »
« Aussi loin que je me souvienne, le ciel a toujours été mon ami. Il s’étend à l’infini. Je crois que quoi qu’il y ait là-haut, ça nous rassure seulement quand il fait assez sombre pour qu’on puisse imaginer qu’il y a quelque chose au-delà. »
« Le plus souvent je dis que je ne crois en rien, sauf que la façon dont la nuit met des couleurs sur tout me donne envie de croire. Pas à l’au-delà, ni au paradis, ni à aucune de ces conneries. Ça, c’est juste des trucs qui nous font nous sentir mieux par rapport à la mort et moi je n’ai aucune raison de craindre la mort. Je crois simplement que les étoiles pourraient s’aligner et atteindre un autre monde »
« C’est impossible d’oublier la voix de sa mère, même quand tous les autres souvenirs d’elle se sont désintégrés.»
« Un amour bien orchestré est presque plus précieux qu’un coup de foudre; c’est tellement plus difficile de renoncer à quelque chose qu’on a mis si longtemps à construire. »
« Le meilleur moyen de convaincre un homme de faire un truc, c’est de lui dire qu’il a le choix et qu’il contrôle la situation, que c’est lui qui tire les ficelles. »
« Il y a énormément de façons de marcher dans la rue et moi je suis juste une fille recouverte de chair. »
« J’ai un corps et une famille qui a besoin de moi, alors je me suis résignée à faire ce qu’il faut pour nous garder ensemble : je suis allée retrouver la rue et tout son bleu.
« Maintenant que j’ai couché une fois, je peux le refaire, c’est rien qu’un corps, voilà ce que je me répète »
« Je ne suis pas certaine de pouvoir refaire ça, mais je ne sais pas non plus comment nous assurer de quoi vivre si je ne le fais pas. »

Commentaires

0 commentaires

Articles similaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Bouton retour en haut de la page