EN VEDETTE

« MON PAYS QUE VOICI » DE ANTHONY PHELPS

« Ô mon pays
je t’aime comme un être de chair
et je sais ta souffrance et je vois ta misère
et me demande la rage au cœur
quelle main a tracé sur le registre des nations
une petite étoile à côté de ton nom »

Le 6 décembre 2023 à la maison de la poésie de Paris, cinq Haïtiens se réunissaient, le temps d’une soirée, pour nous faire partager en musique, un texte majeur qui, à la manière du Cahier d’un retour au pays natal du Martiniquais Aimé Césaire, a nourri l’imaginaire de toute une génération d’écrivains, antillais en particulier.
Ce récital poétique, était aussi et surtout, pour tous les amoureux de la poésie, l’occasion de rendre hommage à Anthony PHELPS, l’auteur de « MON PAYS QUE VOICI », né à Port-au-Prince (Haïti) le 25 août 1928, et donc aujourd’hui âgé d’un peu plus de 95 ans. Pour ma part, je découvrais pour la première fois l’œuvre et le poète dont je n’avais jamais entendu parler auparavant.
Aussi, MON PAYS QUE VOICI – que j’ai depuis lors lu, relu et écouté plusieurs fois -, est sans conteste, l’un des plus beaux textes de la littérature caribéenne. S’il est une narration poétique de l’histoire d’Haïti, MON PAYS QUE VOICI demeure au fond, un texte-manifeste et un véritable chant de résistance à la dictature, à toute dictature. Pour s’en convaincre, on découvrira qu’Anthony PHELPS qui a débuté l’écriture de ce long poème au début des années 60 sous le dictateur DUVALIER, ne parachèvera son œuvre qu’en exil, contraint de partir pour sauver sa peau, non sans avoir fait un « petit tour » en prison, comme tous ceux qui sont soupçonnés de tenir tête aux autocrates.
D’ailleurs, le poète ne s’y trompe pas, qui souffle à nos oreilles :

« Ô MON PAYS SI TRISTE EST LA SAISON
qu’il est venu le temps de se parler par signes »

Sous le règne des Duvalier, la parole faisait défaut aux Haïtiens. Tous ceux qui pensaient au changement, s’obligeaient involontairement à devenir muets. Parler des problèmes du pays était perçu par le régime comme se mêler de ce qui ne concerne ni le simple citoyen, ni l’opposant politique.
Plus de 50 ans après, MON PAYS QUE VOICI, reste un texte emblématique pour tout haïtien, certes, mais au-delà, ce poème aux images puissantes, résonne étonnamment avec l’actualité de bien de pays. Aujourd’hui en Centrafrique  MON PAYS QUE VOICI, il est venu le temps de se parler par signes . Sinon…

 Comme l’écrit si bien Anthony PHELPS,
« L’été s’achève
de quelle couleur est la saison nouvelle
sinon d’espoir ! »
Aussi, le Poète de poursuivre :
« Je continue ma lente marche de Poète
à travers les forêts de ta nuit
PROVINCE D’OMBRE PEUPLÉE D’APHONES »
Et pour finir tout en poésie:
« Maintenant que j’ai dit l’essentiel, je dois partir »

Mais peut-être pas si tôt, cher lecteur. Pour la route comme dirait l’autre, juste cet extrait :

« Ô mon Pays si triste est la saison
qu’il est venu le temps de se parler par signes
Je continue ma lente marche de poète
un bruit de chaîne dans l’oreille
et sur les lèvres un goût de sel et de soleil
et je remonte lentement le lit de ton Histoire
J’ai vu tes enfants sans mémoire
dans toutes les capitales de l’Amérique
le coui tendu et toute fierté bue
genoux ployés devant le dieu-papier
à l’effigie de Washington
À quoi bon ce passé de douleurs et de gloire
et à quoi bon dix huit cent quatre
Ô mon Pays je t’aime comme un être de chair
et je sais ta souffrance et je vois ta misère
et me demande la rage au coeur
quelle main a tracé sur le registre des nations
une petite étoile à côté de ton nom

Yankee de mon coeur
qui bois mon café
et mon cacao
qui pompes la sève
de ma canne à sucre
Yankee de mon coeur
qui entres chez moi
en pays conquis
imprimes ma gourde
et bats ma monnaie
Yankee de mon coeur
qui viens dans ma caille
parler en anglais
qui changes le nom
de mes vieilles rues
Yankee de mon coeur
j’attends dans ma nuit
que le vent change d’aire

Ô mon Pays si triste est la saison
qu’il est venu le temps de se parler par signes
Entre la liane des racines
tout un peuple affligé de silence
La vie partout est en veilleuse
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n’avons plus de bouche pour parler
Quel choeur obscène chante dans l’ombre
cette chanson dans mon sommeil
cette chanson des grands marrons
marquant le rythme au ras des lèvres
Nous n’avons plus de bouche pour parler
nous portons les malheurs du monde
et les oiseaux ont fui notre odeur de cadavre
Le jour n’a plus sa transparence
Tous les fruits ont coulé
nous les avons montrés du doigt

Qui ose rire dans le noir ?
Il y a dans ma gorge ce cri d’amour en flèche
pour crever l’étonnement des nuages
Ce chant sous ma luette pour écarteler les ténèbres
Et la chaux vive du verbe derrière ma bouche close
Il y a les mots non parlés
que l’on se passe par les paupières
Je continue ô mon Pays ma lente marche de Poète
car j’ai la vocation de l’invisible
Je suis celui qui sort de toutes parts
et qui n’est point d’ici
Je viens sur la musique de mes mots
sur l’aile du poème
et au seuil de l’été je te salue
dans l’écarlate floraison des flamboyants
Je jaillirai de toi comme la source
mon chant pur t’ouvrira le chemin de la gloire
et mon cri crèvera le tympan de ta nuit
car mon amour en pointe de silex
à jamais s’est fiché dans ton coeur d’étoile chaude
ô mon Pays que voici. »

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