À vous la parole

POÈME: LIBÉREZ-MOI, JE SUIS FATIGUÉ

Un matin de décembre, je lisais sur des visages,
De grandes préoccupations qui interrogent.
Je voulais savoir ce qui se passe.
« Dites-moi, dites-moi ce qui se passe ».
J’étais certainement le seul à ne pas savoir.
Les diverses factions rebelles se sont regroupées
Dans une sorte d’Alliance qu’ils appellent « SELEKA ».
Leurs hommes ont conquis plusieurs villes du pays.

Je me suis rappelé une époque pas très ancienne
Qui a marqué l’histoire de mon peuple, ma propre histoire.
Je me suis rappelé l’unique couplet que je garde encore
D’une berceuse que les femmes à l’époque
Chantaient le soir pour faire endormir
Les enfants afin de permettre aux hommes
De gérer le silence auquel ils doivent leur survie.
Bien que je chante mal, je me suis mis à chanter tout seul:

Refrain :
« A koli a lango apè ô ô ô;
A koli a kpè ; ô ô ô»

Couplet:
« Ala lango apè ô ô ô
Mo so mo lango,
BAGNAMULENGE
A gi wali ti mo ô ô ô ».

Ce chant a cloué mon regard sur un écran
Qui, dans la réalité des choses, n’existe pas.
Je voyais sur mon écran imaginaire
Des hommes déguisés en femmes
Les uns portant des « KABÂ »,
Les autres avec des seins de coton dans des soutiens gorges.
Ils couraient dans tous les sens sans trop savoir où aller,
Et oubliant même qu’ils ont laissé derrière eux, femmes et enfants.

J’ai beaucoup pleuré dans mon cœur
Pour ceux qui ne savent pas pleurer
Quand on leur annonce leur propre malheur.
C’est vrai que « SELEKA » ne sonne pas « BAGNAMULENGE ».
Qui sont-ils donc ? Des enturbannés ? Et d’où viennent-ils ?
Beaucoup attendaient les voir pour les connaitre.
Oui, quand certains craignaient pour leur vie,
D’autres chantaient les exploits de ces hommes.

Les voilà arrivés un dimanche des Rameaux.

On les voit partout, on les cannait maintenant.

Ils sont bien entre eux en brousse

Mais pas avec les autres hommes dans la cité.

Avec les miens et en compagnie de bien d’autres personnes
J’ai acquis une nouvelle carte d’identité sur laquelle
On peut lire : Nationalité = Refugié.
Je suis dans un petit village étranger, mais sur mon propre territoire.

Je sais que ta curiosité attend que je te dise où je suis.
Je suis à BANGUI-MPOKO en République Centrafricaine.
« C’est ce que tu appelles être à l’étranger ? »
Il y a plusieurs mois déjà, on m’a mis derrière des grilles.
Je suis gardé par des hommes blancs qui ne parlent pas ma langue.
On me donne un peu de lait, un peu de ci, un peu de ça.
On me prend en photo sans me donner les cartes.
Mais des amis en Europe disent m’avoir vu.

J’ai ma photo sur des premières pages de journaux
On me voit sur des chaînes de télévision étrangères
Entrain de courir pour faire la queue pour ma ration de HCR.
Ça peut faire pitié, mais ça n’exclut pas le rire de certains.
Dans cette situation, ne me parlez pas d’intégrité morale.
Pour ma petite famille, Je fais usage d’une intelligence prompte ;
Je triche en passant deux ou trois fois pour espérer avoir
De quoi subsister jusqu’au lendemain, et pour d’autres jeux de jungle.

Je suis fatigué de jouer le même jeu tous les jours comme dans un zoo.
Quand j’ai appris que l’armée française venait me libérer,
J’ai applaudi, et avec le peu de force qui me restait, j’ai sauté en air
Comme pour saisir et serrer contre moi cet air qui me porte.
Je n’ai pu le saisir, et lui non plus n’a pu me retenir dans l’espace.
Je suis retombé à la même place, et je suis toujours là.
Alors que, comme dans la chanson du Vieux Cantonnier,
« J’entends, du pays du grand repos, la douce voix des parents, amis et voisins qui sont partis ».

Il y a quelques jours, derrière les grilles de ma cage à lapin,

J’ai vu la présidente de la République avec à ses côtés,
Un homme à l’allure des blancs de l’hôpital de l’Amitié.
Certainement un chinois ; c’est Ban KI-MOON.

Ils m’ont souri, et moi, j’ai pris cela pour de la moquerie.

Ils m’ont salué en remuant si vigoureusement leurs mains
Mais moi, j’avais peur qu’ils me ravissent l’air que je respire.

Ils attendaient de moi un jeu pour les distraire: un applaudissement.

C’est la loi ici chez nous dans ce pays étranger.
J’ai applaudi pour applaudir, mais ils n’ont rien entendu.
Car mes mains si maigres et moles ne peuvent produire du son.
Ils sont repartis satisfaits de m’avoir vu les applaudir.
Ils ont certainement trinqué un verre de thé à la chinoise,
Et moi, je suis toujours là pour d’autres visiteurs et pour les mêmes jeux.
J’ai compris que pour écrire l’histoire, il faut des évènements qui durent dans le temps.
Alors, je suis encore là en attendant que finissent d’écrire ceux qui vivent de l’histoire.

Qu’est ce qu’ils font pour moi, ceux qui disent :
A Kigali : « Nous aurions pu, nous aurions dû faire beaucoup plus… »
A l’Elysée : « Le génocide…a été commis alors que le monde savait… »
Ou encore : « La prévention des génocides est devenue
Un élément central de l’action extérieur… »
C’est vingt ans après le génocide au Rwanda qu’on entend ces mots.
Mes petits-enfants les entendront vingt ans après ma mort.
C’est avec ça et comme ça que l’histoire s’écrit.

Je suis fatigué des visites et des discours ; libérez-moi.

Pascal TONGAMBA

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Un commentaire

  1. Du courage !et encore du courage! je compatis à ta souffrance et à celle de ceux(et ils sont nombreux) qui vivent dans dans les conditions inhumaines que toi alors qu’ils sont dans leur pays….alors qu’ils ont leur maison;
    Comme le dit l’adage: »quelque soit la durée de la nuit ,le soleil finira par apparaître… encore une fois , courage! Tenez BON!

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