Chronique du Village Guitilitimô

UNE HISTOIRE DE : ONCLE WÄKODRÖ-MBINDAFONLO LE « MOUNDJOU-VOUCKO » ET GRAND-MÈRE TARA ABIBA LA PÉDIATRE

Par GJK

On m’appelle Guimöwara-ti- Guitilitimo. Bon an mal an, je ne suis point venu en ce monde, comme qui dirait, la bouche pleine avec une cuillère en argent. Et vous le savez. Tara Abiba était ma grand-mère. Une vraie grand-mère. C’était une grand-mère telle qu’on n’en trouve que très rarement en ce siècle perdu des grands-mères « connectées », grand-mères « cool », grand-mères « yéyé », grand-mères « yankee », grand-mères « toujours jeune »…jusqu’aux grand-mères « viveuses » ou plutôt vicieuses, celles qui toujours, malgré leur âge, partagent et se disputent des copains avec leurs filles et petites filles.

Décidément, qui vous a dit que la dépravation des mœurs n’était qu’un leurre et ne concernait que les jeunes gens d’aujourd’hui !

Du coup, tout cela me rappelle à cinquante ans passés, le livret noir « Bia ti Sépéla Nzapa » -Chants pour louer Dieu -, des années de mon enfance à l’Église Baptiste Protestante Dékongo, avec le défunt pasteur Jérôme Tabissi. Grand-mère Tara Abiba, aimait me prendre par la main pour m’y entrainer de force. Et on y chantait souvent ce beau cantique :

« sësë so ti siopkari na koui, mou na mbi voundou biani… » : Ce monde de péché qui conduit à la mort, m’attriste vraiment !

Et ça, c’était hier mais plus encore aujourd’hui !

Ah Tara Abiba ! C’était donc ma grand-mère, une vraie grand – mère et arrière grand-mère  d’au moins cinq générations de petits fils et petites filles passés par ses genoux qui finirent finalement un jour par ne plus lui permettre de se tenir debout jusqu’à sa mort.

Et Tara Abiba ma grand-mére fut autrefois notre nounou, notre éducatrice, l’inaltérable conteuse et animatrice de nos soirées au clair de lune, la détentrice de tous les secrets de la famille, la mémoire vivante de l’arbre généalogique, la vénérable gardienne de la tradition.

 Mais, Tara Abiba était aussi et surtout une très remarquable et redoutable pédiatre !

Un enfant souffre-t-il d’angine ? Tara Abiba plongeait aussitôt son index au fond du réservoir d’une lampe, lui demandait d’ouvrir la bouche et elle enfonçait son doigt imbibé de pétrole, le plus loin possible pour aller « écraser » cette « sale angine ». Quelques crachats s’ensuivaient, et c’était fait.

Un bébé était-il secoué de hoquets ? Tout de suite, Tara Abiba lui accrochait simplement une bûchette d’allumette ou un petit morceau de bois dans les cheveux en marmonnant ces mots: « amène ce tas de fagots chez tes tantes et dis-leur que tu leur amènes le bois de chauffe quelles attendent ». À  deux ans ou plus, Tara Abiba, donnait à boire à l’enfant, et pendant qu’il avalait l’eau, l’enfant devait en même temps répondre à l’appel répété de son nom. Et quelques minutes après, les hoquets disparaissaient.

Pour combattre la carie dentaire ? Tara Abiba mettait de suite à bouillir une décoction d’écorces de manguier par exemple. Elle versait ensuite le contenu dans un gobelet et vous demandait d’ouvrir la bouche pour laisser la vapeur pénétrer. De cette façon, vous saliviez abondamment et après un moment, Tara Abiba  vous demandait d’observer au fond du gobelet, les vers de carie qui sont sortis de vos dents.

Ah Tara Abiba, ma grand-mère, comme je l’aimais ! Son médicament préféré pour soigner nos petits bobos et entorses, c’était une espèce de mentholatum pommade appelé « Atomic », avant que celle –ci ne disparaisse et laisse la place au « mentholatum chinois ».

Ouf ! Dès que vous vous plaigniez d’une petite douleur quelque part, Tara Abiba vous demandait de vous asseoir immédiatement ou de vous coucher, et se mettait à vous masser de toute la force de ses mains, pour, disait-elle, bien faire pénétrer le produit et « obliger » l’os ou le muscle malade à se remettre en place. J’ai conservé de cette époque,  l’habitude de ces types de massage. Aujourd’hui encore, quand il m’arrive de me retrouver chez les kinés, et de constater leurs manières si molles de masser les gens, je me demande vraiment s’ils ont des os ou une éponge dans les bras. Franchement, les massages « musclés » de Tara Abiba nous faisaient du bien.

Mais à propos de mentholatum « Atomic », un jour, une de nos cousines avait fait la fièvre, de telle sorte que ses lèvres étaient un peu gonflées et présentaient des boutons visibles sur sa bouche, aux deux extrémités de la fente. Et puisqu’elle n’arrivait pas à bien dormir cette nuit là, Tara Abiba croyant bien faire, eut l’idée de lui oindre les lèvres avec de la pommade « Atomic ». La suite se passa très mal. Elle pleura toute la nuit et au matin, ses lèvres avaient décuplé d’épaisseur. Heureusement, ce fut à nouveau Tara Abiba qui les fit dégonfler à l’aide de son massage à l’eau chaude. J’ai gardé de cette période jusqu’aujourd’hui encore, l’habitude d’utiliser le « mentholatum chinois », pour combattre efficacement mes rhumes et mes grippes, et cela me réussit mieux que toutes les autres prescriptions des « moundjou ». D’ailleurs, tout dernièrement, j’ai dû faire venir de Bangui une bonne réserve de ce produit qui ne me quitte jamais.

Contre la fièvre, Tara Abiba avait autrefois, un remède implacable qui consistait à « couvrir » le malade. Il s’agissait de faire bouillir à bloc un récipient d’eau contenant des plantes d’acacia mélangées à d’autres dont j’ai oublié les noms. Ensuite, derrière ou dans un coin de la maison, le malade s’asseyait, les jambe écartées devant le récipient chaud. On lui mettait dessus, des couvertures, des pagnes et autre tissus lourds. De cette manière, la vapeur qui remontait du récipient restait à l’intérieur et pénétrait dans tout le corps malade jusqu’à presque l’étouffement. La séance prenait environ 30 minutes et à la fin, le malade se sentait généralement très soulagé.

Mais de tous les soins que Tara Abiba notre pédiatre – maison, nous administrait, celui qu’on craignait le plus, c’était les séances de lavement.

Vous plaigniez-vous d’un mal de ventre ? Avait-elle remarqué que votre petit ventre était anormalement volumineux, ou que vous n’éprouviez plus le même appétit qu’auparavant ? Tara Abiba, décrétait que vous souffriez du « ngoumba » ou que votre ventre avait emmagasiné beaucoup de « saletés ». Et elle décidait immédiatement de vous soumettre aux séances de lavement au bock !

Le bock de Tara Abiba ? C’était un récipient de métal ou de matière plastique, muni d’un tuyau de caoutchouc avec pour canule tout au bout, la partie extérieure d’un vieux stylo classique « bic ». Et pour les lavements, Tara Abiba utilisait une solution légèrement antiseptique à base de feuilles de « ngbéngbéré », « kongo bololo » ou encore une espèce amère surnommée « quinine ». Aussi, quatre à six fois, Tara Abiba pratiquait l’hydrothérapie au bock. Il s’agissait de l’irrigation du côlon, consistant à introduire la solution préparée, de l’anus dans le rectum, puis dans la première partie du côlon, pour nettoyer le gros intestin.

 Ouf sacrée Tara Abiba ma grand-mère, comme tu nous manques !

En ces temps là, Wäkodrö-Mbindafonlo, un de mes très jeunes oncles, était arrivé du village en même temps que l’oncle Kengougba alias Kengs . Et oncle Wäkodrö-Mbindafonlo, était souvent malade. Il se plaignait en permanence de son ventre ballonné. Et Tara Abiba le soumettait assez régulièrement à l’hydrothérapie au bock.

Et voici que plus de vingt ans passèrent, et oncle Wäkodrö-Mbindafonlo, qui avait entretemps réussi dans ses études, revint de France avec sa femme blanche et leur fille métisse de deux ans environ. Malgré les sollicitations de la famille et les prédispositions de sa femme à partager les conditions de vie se ses parents, oncle Wäkodrö-Mbindafonlo s’y opposa catégoriquement au motif qu’il ne supportait plus ce mode de vie « sauvage » dépourvu des précautions élémentaires d’hygiène. Il préféra prendre une chambre dans un hôtel situé au centre ville. Tara Abiba en fut profondément peinée.

Par ailleurs, Tara Abiba avait tout de suite relevé deux choses qui, de son point de vue paraissaient anormales : d’une part, les oreilles de la fillette métisse n’étaient pas toujours percées à son âge; et d’autre part, le ventre de l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo, semblait avoir triplé de volume. Pour Tara Abiba, les blancs n’avaient pas réussi à soigner le mal de « ngoumba » dont son petit fils avait toujours souffert.

Un bon matin, Monsieur et Madame Wäkodrö-Mbindafonlo, décidèrent de confier leur fillette à sa grand-mère, alors qu’ils devaient tous les deux, effectuer de bonne heure un petit voyage touristique aller-retour dans les environs de Bangui. Dès qu’ils furent partis, aussitôt, Tara Abiba, croyant être dans son rôle et avant que le soleil n’atteignit le zénith, se précipita dans sa chambre pour retrouver une de ses aiguilles à coudre.  Et ayant immobilisé gentiment les membres et la tête de la fillette, elle réussit à lui percer adroitement les lobes des deux oreilles, en y laissant  pendre de part et d’autre, une boucle tissée de fil noir à coudre. La fille eut mal, mais elle cessa de pleurer quelques minutes après, dès qu’elle n’eut plus mal.

A leur retour, Madame Wäkodrö-Mbindafonlo, fut la première à remarquer les oreilles de l’enfant et sentit qu’elle faisait de la fièvre. Elle se fit discrètement expliquer en français par une de ses belles sœurs, ce qu’il s’était passé, et comprit que Tara Abiba n’avait pas si mal fait d’autant plus qu’elle n’obéissait qu’aux coutumes. Mais quand oncle Wäkodrö-Mbindafonlo, qui causait plus loin fut mis au courant de l’affaire, il piqua une telle colère contre Tara Abiba, qu’on eût dit qu’il allait lui porter la main. Il la traita de vieille sorcière et d’assassin qui avait tenté de tuer sa fille. Il fit tant de bruit, que tout le quartier s’était attroupé pour voir la scène. Le lendemain, il revint, accompagné de deux policiers qui embarquèrent la vielle Tara Abiba. La « pauvre » ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Elle ne sera libérée qu’au soir tombé, car le commissaire saisi, ne comprenait pas non plus, que l’on puisse ainsi traiter sa propre grand-mère. Et pour quel motif ! Tara Abiba de son côté, très surprise de tout, n’arrivait même pas à ouvrir la bouche pour parler. Mais on la sentait très affectée.

Une semaine s’écoula, sans que oncle Wäkodrö-Mbindafonlo, ne revint rendre visite à ses parents. Avait-il honte ? Toujours est-il que sa femme, très déçue du comportement de son mari, était entretemps revenue en secret voir Tara Abiba. Elle lui offrit de l’argent et des cadeaux en guise d’excuses. Mais Tara Abiba refusa ces présents en expliquant que Wäkodrö-Mbindafonlo  était et demeurera jusqu’à sa mort  son petit –flis, et que sa femme n’avait pas à s’excuser, elle qui n’y était pour rien.

Il se passa encore quelques jours et voici qu’un soir, tard dans la nuit, la femme de l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo, arriva en pleurs au domicile familial, accompagnée du chauffeur de l’hôtel. Ils annoncèrent que l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo était très mal en point. Il n’arrivait presque pas à respirer et se plaignait apparemment d’un mal situé au niveau de son ventre qui s’était gonflé et se durcissait. Or à Bangui cette nuit là, comme assez régulièrement d’ailleurs, ça tirait à l’arme lourde partout. Impossible de se rendre dans une clinique, ni à l’hôpital situé à l’autre bout de la ville. La femme blanche de l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo, très  désemparée et impuissante,  pleurait et pleurait encore en suppliant la famille de faire quelque chose pour son mari qui risquait de mourir.

Alors, grand-mère Tara Abiba, demanda au chauffeur si on pouvait lui amener l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo. Aussitôt dit, aussitôt fait. Deux jeunes garçons firent descendre de la voiture le malade qui haletait et ne pouvait pas marcher. Tara Abiba demanda qu’on puisse l’étendre ventre en l’air sur le pagne qu’on avait étalé à même le sol. On le déshabilla jusqu’au caleçon. La grand-mère sortit du fond de sa valise en bois, une vieille bouteille remplie d’huile.  Elle se mit immédiatement à masser doucement sur toute sa surface, le ventre dur de l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo. L’opération prit 10 à 15 minutes environ. Et un moment après, le malade se mit à faire plusieurs rots retentissants. Son ventre gazouillait et laissait entendre des bruits semblables à ceux, très lointains,  des chutes d’eau de Boali. Du coup, il ne put plus se retenir de laisser échapper une émanation continuelle de gaz,  qui empesta de son odeur de putréfaction, toute l’atmosphère à plus de 100 mètres à la ronde. Quelques minutes passèrent encore, et d’un geste de la main, l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo demanda la direction du WC « sauvage, indigène et sans hygiène » de son enfance. Le même dans lequel quelques  jours auparavant, il ne supportait pas d’entrer,  pour simplement uriner. Soutenu par son épouse blanche, l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo allait y passer une bonne vingtaine de minutes, à remplir le trou du petit coin, de sa difficile défécation. Et c’est sur ses jambes et seul,  qu’il  marcha pour revenir, à l’intérieur de la maison. Soulagé qu’il était,  il réussit enfin à parler, et expliqua que quelques heures avant son « drame », il était parti à l’insu de son épouse pour une invitation avec des amis. Là-bas, ils s’était en fait livré à une orgie sans précédent. Tara Abiba ne disait mot, et elle  poursuivit ce qu’elle avait à faire de mieux. Elle sortit son bock, et obligea plus qu’elle ne demanda à l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo, de se soumettre à une séance d’hydrothérapie, exactement comme du temps de son enfance. Celui-ci ne pouvait que plus refuser d’obéir à ces injonctions s

Au petit matin, tout était rentré dans l’ordre. C’est ainsi que Tara Abiba réussit à sauver d’une mort qui le guettait l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo qui, à partir de ce jour, ne rejoignit plus son hôtel « de luxe », à la grande satisfaction de son épouse blanche, très contente de partager les conditions de « vie africaine » de toute sa belle famille. Pendant les deux semaines qui suivirent, on la voyait aller au puits chercher de l’eau, au marché payer du poisson fumé et des chenilles qu’elle appréciait particulièrement manger, préparées aux feuilles de « coco ». À la maison, elle pilait du « ngoundja » -feuilles de manioc -, qu’elle avait appris à préparer dans une marmite posée sur un foyer traditionnel fait de trois grosses pierres dans lequel brûlait du feu de bois.

Le reste des vacances de la petite famille de l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo se déroula dans une très bonne ambiance, avant leur retour en France.

Quelques années plus tard, quand nous nous retrouvâmes tous, nous ses petits enfants et arrières petits-enfants, pour rendre un dernier hommage à notre grand-mère Tara Abiba décédée, l’émotion était à son comble.

De mémoire d’homme, je n’ai jamais vu un homme, l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo en l’occurrence, pleurer à ce point, comme une femme comme on dit chez nous. Tant il avait versé de larmes et manifester toute sa tristesse au décès de sa grand-mère qu’il enterra avec tous les honneurs. Quant à la femme blanche de l’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo, ainsi que leur fille devenue adolescente, elles étaient toutes les deux vraiment inconsolables.

Ainsi, une fois de plus, nous devons apprendre, que « le séjour dans l’eau ne transforme pas un tronc d’arbre en crocodile », et autant que faire se peut, chaque jour nous rappeler que « pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient ».

L’oncle Wäkodrö-Mbindafonlo, l’aura appris à sa manière et pour sa part. Aujourd’hui, il est très fier de ses origines « sauvages », et ne cesse de rappeler à tous ses enfants métis – plus Centrafricains que beaucoup de Centrafricains -, que lui l’oncle, n’est pas venu au monde la bouche pleine avec une cuillère en argent. Et à chaque occasion, il raconte les conditions de vie très modestes dans lesquelles hier, lui le « moundjou-voucko » d’aujourd’hui, avait vécu, grandi et étudié. Toutes choses qui ont contribué à faire de lui un « homme parmi les hommes ».

GJK-Guy José KOSSA
L’Élève Certifié du Village Guitilitimö 

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